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20 août 2018

LE TOURISME DE MASSE

Edouard Dabrowski

Venise, Riva degli Schiavoni, photo E. Dabrowski

C'est un paradoxe : même les opposants les plus farouches au tourisme de masse sont partie prenante... Qui n'a pas fait de voyage touristique ces derniers temps, ou ne projette d'en faire ? Et même si nous nous efforçons d'être le plus respectueux possible des lieux que nous visitons, nous prenons quand même l'avion et louons des gîtes... Cette ambiguïté a été soulignée dans un récent article de Télérama (N° 3577) dont voici un extrait : « s'interroger sur notre culture de la mobilité motorisée, c'est poser la question des limites dans tout ce qu'elle a de plus dissonant et rabat-joie pour nos sociétés. Le tourisme est si étroitement lié à notre mode de vie qu'il est difficile de le critiquer. Comme il est quasi inconvenant de questionner le recours à l'avion, devenu banal. C'est « critiquer tout un chacun, c'est-à-dire délibérément se faire des ennemis », écrit Rodolphe Christin. « Nous sommes tous des touristes potentiels. » C'est mettre en cause notre droit au délassement, à l'insouciance, à la liberté, bref, se placer à rebours de l'air du temps et de la mythologie du voyageur moderne qui a envahi nos quotidiens, des rayons des librairies aux fils Instagram.

C'est, aussi, appuyer là où ça fait mal : le tourisme est le repos du guerrier-travailleur, et cette nécessité de «partir» interroge la qualité de notre vie quotidienne. « Grâce au tourisme, nous sommes prêts, de nouveau, à nous vendre à fond à notre activité productive, celle qui finance, justement, la gamme plus ou moins étendue de nos loisirs, poursuit le sociologue. Car nous vivons à côté de nous-mêmes le reste du temps. Le tourisme est une compensation thérapeutique permettant aux travailleurs de tenir la distance et d'accéder aux mirages de la qualité de vie, au milieu d'un air, d'une eau, d'une terre pollués comme jamais auparavant. »


UNE CROISSANCE EXPONENTIELLE

Nombre de touristes internationaux :

1950 : 25 millions
1980 : 279 millions
2000 : 674 millions
2015 : 1,186 milliard
Prévision pour 2030 : 1,8 milliard

(Ces chiffres ne tiennent pas compte des touristes dans leur propre pays)


DES EMPLOIS CRÉÉS

L’activité touristique génère une part importante de la richesse des pays européens, jusqu’à 11% dans le cas de l’Espagne. D’après l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), organisme onusien basé à Madrid, un emploi sur dix dans le monde est lié au secteur touristique, qui représente 10% du PIB mondial.


LES MÉFAITS

Le tourisme de masse a souvent des répercussions négatives sur la population locale et l'environnement. Des déchets sont produits en masse, beaucoup d'énergie et d'eau sont nécessaires. L'eau, une denrée rare dans les pays chauds attractifs, est particulièrement gaspillée au sein des grands complexes hôteliers, au détriment des populations locales (eau courante, irrigation, etc.). [Wikipédia]

Il ne s'agit ici que des nuisances visibles : « La contribution du tourisme au réchauffement climatique reste, elle, encore largement taboue. En mai dernier, une étude publiée dans la revue Nature Climate Change révélait que 8% des émissions de gaz à effet de serre étaient dus aux flux touristiques (...). Même constat étouffant quant à l'impact de cette mobilité motorisée sur la qualité de l'air ambiant. »

La joie de vivre et le soleil de Majorque, la plus grande des îles espagnoles des Baléares, attire de nombreux touristes. Mais cela entraîne tous les excès d'un tourisme de masse. Il n'est pas rare d'y déplorer des nuisances sonores, des bagarres en pleine rue, des beuveries, des plages souillées. Ce paradis méditerranéen est peu à peu devenu un enfer pour les habitants. (franceinfo)

À Lisbonne, la multiplication d'appartements touristiques a fait grimper en flèche les prix du logement dans le vieux quartier d'Alfama.

« Aujourd'hui, à Alfama, il est difficile de trouver un loyer de moins de 1000 euros par mois, un montant énorme pour un Portugais dont le salaire est souvent inférieur à cette somme », a déclaré à l'AFP Maria de Lurdes Pinheiro, présidente de l'Association du patrimoine et de la population d'Alfama.

Même dans l'île écossaise de Skye, au paysage sauvage, les autorités sont préoccupées par l'encombrement des routes ou les dégradations de l'environnement qu'entraîne ce boom de la fréquentation.


LES HABITANTS PROTESTENT

[Huffpost] Après plusieurs villes espagnoles, italiennes ou croates, c'est au tour de San Sebastian, dans le pays basque, de manifester contre le tourisme de masse.

« Vous n'êtes pas les bienvenus » : à Barcelone et dans d'autres destinations touristiques européennes, le flot de touristes commence à susciter l'hostilité d'habitants décidés à reconquérir leurs villes. Des romantiques canaux de Venise aux remparts de Dubrovnik, en passant par l'île écossaise de Skye, les touristes sont devenus un cauchemar pour certains riverains malgré la manne financière qu'ils apportent. Dans le quartier côtier de la Barceloneta, les habitants protestent depuis des années contre les nuisances : ivresse, rapports sexuels en pleine rue... Et dorénavant, l'envolée des loyers en oblige même certains à partir.

« Plus jamais un été comme celui-ci », « Pas de touristes dans nos immeubles », « Vous n'êtes pas les bienvenus », lisait-on samedi sur des pancartes lors d'une manifestation d'habitants sur la plage habituellement bondée de touristes.

De telles actions, qualifiées par la presse de « tourismophobie », détonnent en Espagne, troisième destination touristique mondiale, d'autant plus prisée que les vacanciers évitent l'instabilité en Tunisie, en Égypte ou en Turquie.

Une organisation d'extrême gauche a même arrêté un bus de touristes à Barcelone au début du mois pour enduire son pare-brise de peinture, et à Palma de Majorque, aux îles Baléares, manifesté sur le port avec des fumigènes, déployant une banderolle : "Le tourisme tue Majorque".


LES MUNICIPALITÉS RÉAGISSENT

"L'objectif est de rendre la ville à ses habitants"

La «tourismophobie» gagne les habitants et pousse les édiles à limiter ou encadrer les flux. Plafonnement des entrées, gel de l'offre d'hébergements, quotas de croisiéristes... les initiatives vont bon train. Mais elles visent surtout à lisser la fréquentation pour diminuer les nuisances, car rares sont les maires prêts à renoncer à l'argent des visiteurs. Voici des plans d'action parmi les plus déterminés [France info] :


BARCELONE

Le centre sanctuarisé.
Limitation du trafic dans le centre.
Impossible d'y ouvrir un nouvel hôtel ou d'accroître le nombre de lits dans les structures existantes. Les hébergements chez les particuliers doivent impérativement faire l'objet d'une licence municipale. La maire, Ada Colau (Podemos), a fait fermer plus de 200 meublés sans autorisation et inflige des amendes de 30 000 euros à leur propriétaire. Elle a notamment mis sous pression Airbnb, en menaçant la plate-forme d'une amende de 600 000 euros.


DUBROVNIK

En 2016, la perle de l'Adriatique a enregistré un nombre record de 10388 visiteurs en une seule journée. Inquiète pour l'authenticité de la citadelle, inscrite au patrimoine mondial en 1979, l'Unesco a menacé à mots feutrés de retirer son patronage si les autorités locales ne plafonnaient pas les entrées quotidiennes à 8000. Le message a porté : le maire Mato Frankovic a annoncé son intention d'abaisser le quota à 4000 personnes par jour cette année. Comme à Santorin, c'est sur le flux de croisiéristes que le premier magistrat de la ville entend jouer. Depuis janvier, les discussions ont débuté avec la CLIA (Cruise Lines International Association) pour lisser les arrivées de bateaux. Le maire a souligné qu'il était prêt à assumer un manque à gagner.


VENISE

Grande première, cette année, pour le carnaval de la Sérénissime. La municipalité a instauré un "numerus clausus" de personnes autorisées à accéder à la place Saint-Marc pour assister à la cérémonie d'ouverture officielle, le célèbre «vol de l'ange». Des vigiles ont été placés de bonne heure à tous les points d'accès pour comptabiliser les entrants. Au seuil de 20000 visiteurs, ils avaient pour consigne de bloquer l'accès. Redoutée par ses organisateurs, l'opération s'est relativement bien déroulée. Ce qui ne présage pas nécessairement de la suite. Prochainement doivent être mis en place, à des endroits stratégiques de la ville, des capteurs qui permettront d'orienter la foule vers des parcours alternatifs. Les lieux en surchauffe pourront être fermés. Six technologies différentes sont en train d'être testées.


PALMA DE MAJORQUE

Depuis deux ans, il est encore plus facile pour les touristes de se loger grâce au phénomène Airbnb. Une décision a été prise par la commune pour réagir cet été. "Toutes les locations d'appartements sont interdites en ville, dans des immeubles comme ceux-ci. Seules les locations de villas sont autorisées. L'objectif est de rendre la ville à ses habitants, qu'elle soit plus vivable pour tous, plus agréable", explique Antoni Noguera, le maire de Palma de Majorque. Selon ce dernier, il y a urgence, car la ville perd ses habitants à cause des loyers qui ont augmenté.


AMSTERDAM

Magasins de souvenirs ou de restauration rapide... plus aucune échoppe destinée aux touristes ne pourra désormais ouvrir dans l'hypercentre d'Amsterdam. Une quarantaine de rues sont concernées: près de 300 points de ventes de ce type y sont déjà présents, qui dégradent l'image du quartier. Il s'agit de stopper la «Disneyfication» de la Venise du Nord. Les autorités frappent aussi côté hébergements touristiques. Déjà limitée à 60 jours, la durée maximale de location d'un appartement privé vient d'être réduite de moitié. Comme dans les autres capitales européennes, l'offre de logements de ce type explose: leur nombre est passé de 4500 à 22000 ces quatre dernières années. Les amendes infligées aux loueurs qui enfreignent les règles ont rapporté 1,9 million d'euros l'an dernier à la municipalité. Cerise sur le gâteau, celle-ci a décidé d'augmenter de 10% la taxe de séjour.


Airbnb dans le collimateur

[franceinfo] Paris, Barcelone, Madrid, Amsterdam et Lisbonne veulent mieux réguler les plates-formes de locations touristiques et elles le font savoir à l'Union européenne (UE). « Dans beaucoup de villes, nous avons mis en place des outils de régulation. Aujourd'hui, Airbnb se tourne vers la Commission européenne pour casser ces législations et remettre en cause ces dispositions prises à l'échelle locale, parfois nationale. C'est donc un combat, mais nous allons prendre notre bâton de pèlerin et plaider la cause des habitants de nos villes qui ne veulent pas être empêchés d'y vivre », explique Ian Brossat, adjoint à la Ville de Paris.

Des jours de location limités

Pour l'instant, le droit européen reste avantageux pour ces plates-formes d'e-commerce. Elles ne sont d'ailleurs pas tenues pour responsable en cas de publication d'annonces illégales. Les villes réclament donc une plus grande régulation de la part de l'UE. À Paris, depuis le 1er décembre 2017, tout loueur de meublés touristiques doit s'enregistrer auprès de la mairie de Paris. La location de résidence principale est limitée à 120 jours par an. [France info]

Des mesures prises sur le plan national

De nouvelles sanctions et davantage de contrôles. L'Assemblée Nationale a voté vendredi 8 juin un encadrement renforcé des locations touristiques de type Airbnb avec notamment des sanctions accrues contre les propriétaires ne respectant pas leurs obligations et de nouvelles amendes pour les plateformes de mise en relations entre les propriétaires et les clients.

AirBnb, Abritel et autre Leboncoin ou Home Away promettent de bloquer toutes les annonces une fois passé 120 nuits de location, qui est la limite prévue par la Loi. Cette limitation ne concerne pas les chambres au sein d’une résidence principale.

Les autres communes qui encadrent les locations touristiques

On peut parler de Bordeaux, Cannes, Lille, Lyon, Marseille, Nice, Nîmes, Sète, Versailles, Levallois-Perret mais aussi de plus petites communes telles que Roquebrune-Cap-Martin, Saint-Paul-de-Vence, Menton et toute la communauté de communes de Biarritz. Pour certaines, il s’agit de préserver le parc de logements disponibles, pour les autres, il s’agit aussi de protéger le secteur hôtelier implanté sur leur territoire.


- à méditer

Le tourisme de masse produit « des effets extrêmement clivants sur la population locale : d'un côté, des gens s'enrichissent et, de l'autre, des gens subissent, sont prolétarisés et marginalisés », déclaration à l’AFP de l’anthropologue Jean-Didier Urbain.

« La libération initiale, devenue la norme, se fait oppressante. Elle martyrise nature et sociétés humaines, opprime l'esprit des voyages et transforme l'hospitalité des lieux en prestations, les habitants en prestataires, les paysages en décors. »
Rodolphe Christin

« Profiter du monde ne revient-il pas à le consommer dans « un frénétique élan de mondophagie » ? Le parcours s'est banalisé et balisé, et le touriste, au passage, a viré vampire plus que bienfaiteur de la diversité. »
Weronika Zarachowicz

« tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Blaise Pascal, Pensées).

« Le tourisme [de masse] enlève quelque chose à nos quartiers. Il les rend banals, les uniformise. »
Santi Ibarra

« Viser les touristes est cependant une erreur, les pouvoirs locaux et nationaux sont généralement peu préparés. Il est toujours plus facile de désigner l’étranger, l’autre comme une nuisance, alors que les mafias locales et l’impréparation des élus au phénomène est majoritairement la cause de la dégradation des modes de vie. »
Maria Gravari-Barbas, géographe et Directrice de la Chaire Unesco "Culture, Tourisme, Développement" à Paris I Panthéon-Sorbonne

« Le monde ne doit pas devenir un supermarché organisé pour la satisfaction d'un mode de consommation ubérisé et avide. »

« La base de l'économie, la base du travail et de tout, c'est le tourisme, Mais il faut avoir un tourisme ordonné. »
Arturo Monferrer

« Le tourisme n'a plus un but de perfectionnement humain. L'objectif principal est désormais de s'amuser et de se détendre, dans des atmosphères qui tendent à s'uniformiser, voire s'aseptiser. »

Sources : Wikipédia, France info, AFP, Sud Ouest, Les Echos, Huffpost, Télérama