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26 juillet 2021

Le retable d’Issenheim

Alain Baudoux
[texte et photos]


Le retable d’Issenheim au musée Unterlinden de Colmar, est un polyptique réalisé entre 1513 et 1516 par Matthias Grünewald (Mathis Gothart Nithart), et dédicacé à Saint Antoine car commandé par les Antonins d’Issenheim, au sud de l’Alsace, même si le centre de l’œuvre ouverte est occupé par la Crucifixion.
Les Antonins sont les moines d’un ordre hospitalier qui observe la règle de Saint Augustin, et dont le Saint éponyme vécu en Égypte au 3ème et 4ème siècle. Dans la culture ecclésiastique Saint Antoine protège du mal des Ardents, ou ergotisme, dû à la consommation de seigle atteint de maladie.
Ce chef-d’œuvre fait partie des quelques grands retables de l’histoire de l’art aux côtés de ceux de Van der Weyden, Van Eyck, Bosh, Memling… Il est pourtant différent à bien des égards des œuvres de ses contemporains. Jésus en croix est un poncif des icônes de l’église, réalisé par nombre de peintres et sculpteurs, il est à la fois un sujet utilitaire et alimentaire, mais aussi un exercice anatomique incontournable. C’est un corps quasi nu exprimant l’agonie, la souffrance, la passion, la catharsis du Fils de l’Homme. Entre la vie et la mort il doit évoquer ce passage qu’est à la fois cet instant hors du temps, et la vie qui l’a précédé ainsi que le devenir du Fils de Dieu.
Traité par les peintres de la Renaissance italienne il sera l’expression du destin, de l’attendu, du Verbe annoncé, de la venue du Messie, il est cette étape du Livre qui lie l’ancien et le nouveau testament. La mort d’un homme qui a dit « aimez votre prochain comme vous-même », la fin de celui qui s’est opposé au dogme et à l’institution juive, la souffrance de celui qu’on juge et qu’on condamne, et qui mourra pour les péchés de l’humanité. Il est souvent représenté serein, en paix, le corps inerte et pendu aux clous de sa potence, la vie physique, le véhicule corporel n’est plus « animé », l’Esprit a rejoint le Père.
Ici Matthias Grünewald nous propose autre chose. Pas de sérénité. Pas de tranquillité, pas de repos éternel, pas d’image entendue pour une paroisse. Non, Matthias nous offre une vision cauchemardesque, barbare, atroce, scandaleuse, naturelle, le mal ici est presque le Mal car la maladie frappe les infidèles et les pécheurs. Les mains sont tordues de douleur figées dans un cri dont l’écho hante le silence, re_tournées vers le Ciel, les plaies sont gonflées et béantes, le sang ne se tarit pas, l’épaule gauche du Christ semble démise comme si ce corps était passé par la torture, par la question, les pieds ne sont que des figures de souffrance, la bouche entrouverte n’est pas endormie d’un long sommeil mais figée d’une horrible stupeur, ici c’est l’homme plus que Dieu qui nous est proposé, Dieu incarné certes mais au point qu’on ne le différencie pas de tout autre humain, on frise le blasphème. L’image du supplice. La peau révèle les symptômes du mal des ardents comme autant de stigmates, de péchés que le Christ emmène avec lui. Saint Antoine dans le panneau voisin ouvre son manteau de chair pour souligner l’Incarnation du Fils dans le processus de guérison de l’Homme, de sa rédemption.
Dieu a quitté cette enveloppe devenue inutile et qui révèle la réalité blafarde et vulgaire d’une humanité devenue orpheline de son Guide. En même temps elle rappelle aux malades que si Jésus atteint de la même maladie qu’eux est Sauvé, ça peut être leur chance s’ils s’engagent sur la voie de la rédemption, parallèle de la voie de la guérison.
Un hyper réalisme rare pour l’époque mais qui s’inscrit dans cette culture outre-rhénane au moment de la publication par Luther des lettres contre les indulgences papales. Dans cette région d’Europe on paie cash ses déboires, ses fautes, sans remise de peine, sa conscience c’est le Livre, rien que le Livre.
On retrouve ce réalisme dans le panneau de la vierge à l’enfant avec cette bassine pour le bain du nouveau-né, qui fait écho aux pratiques hygiénistes des hospitaliers antonins soignant les malades atteints du « feu de Saint Antoine » à Issenheim, mais qui rappelle également la nature humaine du Dieu fait chair, et qui renvoie vers la crucifixion dans laquelle la chair supplante tout autre message. Voyez le drap déchiré dans lequel la Vierge tient l’Enfant, qui est ce même Périzonium qui couvre le bassin du Christ en croix, comme une préfiguration d’un avenir proche de l’Enfant, joué d’avance, son linceul.
Saint Jean Baptiste, anachronique de la crucifixion se trouve désignant le Christ car prophète de sa venue, et inscrit « illum oportet crescere me autem minui », il faut qu’il croisse pour que je diminue.
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