Les Alsaciens reçoivent quotidiennement les journaux DNA ou L’Alsace, sans toujours réaliser qu’ils appartiennent au groupe EBRA, dont l’unique actionnaire est le Crédit Mutuel Alliance Fédérale.
En tant qu’Alsacien vivant au Chili, je souhaite partager des observations sur le pluralisme de la presse en Alsace, crucial pour notre démocratie, en mettant en lumière les relations avec la région Grand Est et la Collectivité Européenne d’Alsace.
Le Crédit Mutuel n’est pas une banque ordinaire et il est localement dominant
Le Crédit Mutuel joue un rôle prédominant en Alsace, comptant 1,3 million de clients en 2014, couvrant 70% de la population. Sa structure mutualiste assure une dispersion des droits de vote lors des Assemblées Générales, concentrant le pouvoir décisionnel entre les mains de la haute direction, notamment son président Nicolas Théry qui, malgré son humilité, possède une influence probablement inégalée au sein du secteur bancaire français.
EBRA : du groupe de presse vers le journal unique
La filiale EBRA regroupe les journaux régionaux d’Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté, de Bourgogne et une partie de Rhône-Alpes (Lyon et le Dauphiné). Les titres ne sont pas concurrents, se répartissant le territoire entre eux. Le Bas-Rhin est ainsi principalement couvert par les DNA et le Haut-Rhin par L’Alsace. Bien que le groupe EBRA possède neuf titres, chaque territoire n’a en réalité qu’un seul titre en situation de monopole local.
La logique économique de rationalisation des ressources entraîne une mutualisation des articles entre les différents titres, avec un Bureau d’Information Générale à Paris rédigeant les nouvelles nationales pour l’ensemble du groupe. Cette rationalisation va jusqu’à uniformiser les articles sur des sujets à l’échelle du Grand Est, imposant de fait une ligne éditoriale uniforme qui prive l’Alsace de sa voix propre, même sur des questions cruciales. Même à l’échelle des arrondissements comme Sélestat-Erstein, les éditions locales des DNA et de L’Alsace sont absolument identiques.
La ligne éditoriale du groupe EBRA limite sévèrement la pluralité dans ses journaux et représente une menace pour la démocratie locale en Alsace
Le groupe EBRA agit effectivement comme un verrou idéologique sur la vie démocratique en Alsace car le même article politique sur l’Alsace doit pouvoir être recyclé, et vendu, en Lorraine voire ailleurs. La différence de traitement entre la région Grand Est et la Collectivité européenne d’Alsace est significative à cet égard : le traitement de l’une ou l’autre de ces institutions démocratiques par les DNA et L’Alsace va de la déférence à la mise au silence.
Ainsi. les articles sur la région Grand Est ou sur Strasbourg sont systématiquement bienveillants. L’exemple le plus caricatural est le récent (novembre 2023) «
Grand Prix du Trombinoscope des Territoires » pour distinguer les citoyens remarquables du Grand Est. La remise des prix a été organisée par la région Grand Est dans son auditorium. Sur les huit primés, l’un était le Président de la région et deux autres étaient des Vice-Présidents. La nouvelle a été reprise telle quelle par les DNA et L’Alsace. Imaginez un instant la réaction au niveau national si l’Élysée avait organisé une cérémonie similaire récompensant le Président de la République et quelques ministres, et si Le Monde avait repris l’information telle quelle sans commentaires. Le Monde aurait été la risée, et avec raison, car le rôle de la presse est de tenir responsables et de soumettre à un examen attentif ceux qui détiennent des postes de pouvoir.
Le contraste est saisissant avec la Collectivité européenne d’Alsace. Celle-ci est mentionnée lorsque la thématique est d’ordre économique (ex : Adira), écologique (contournement de Châtenois) ou social (mécontentement des agents territoriaux ou féminisme). Les informations politiques sont quant à elles souvent reléguées, sous forme de brèves, dans la section hebdomadaire satirique appelée « Les chuchotements ».
La Collectivité européenne d’Alsace a ainsi organisé une « contribution citoyenne » d’avril à juillet 2023 visant à connaître les priorités de la population. Une presse locale aurait dû animer le débat, en donnant la parole tout du long à des citoyens ou élus. Au lieu de cela, dès après le lancement, la couverture médiatique a été minimale et le résultat final de la consultation a été mentionné par un simple filet dans « Les chuchotements ». Comment peut vivre la démocratie en Alsace si sa principale institution est privée de voix médiatique sérieuse ?
Les DNA et L’Alsace imposent maintenant un silence médiatique sur la sortie de l’Alsace du Grand Est. Le 18 décembre 2023, la Collectivité européenne d’Alsace a adopté son budget et adopté une résolution solennelle sur la sortie du Grand Est. Cette dernière a simplement été censurée dans les DNA. L’accent de
l’article a été mis exclusivement sur l’opposition EELV/PCF au projet de budget. Ces comportements soulèvent de très graves questions quant à la fiabilité d’EBRA en tant que source d’information.
L’indépendance et le pluralisme de la presse en Alsace requièrent une séparation du Crédit Mutuel et des DNA/L’Alsace
Très significativement, le Crédit Mutuel n’adopte pas la posture d’un actionnaire classique exigeant une performance financière en échange de son investissement : le Crédit Mutuel comble systématiquement les pertes du groupe EBRA. Selon Monsieur Théry, lors de l’audition au Sénat en 2022, le montant global de ces aides et investissements s’élèverait à environ un milliard d’euros sur une décennie, soit plus de 700 000 € pour chacun de ses 1400 journalistes ! Un acte philanthrope, diront certains, mais tout n’est pas aussi simple.
Le binôme Crédit Mutuel/EBRA exerce un contrôle simultané sur l’épargne et le crédit, donc sur la vie économique, ainsi que sur l’information, et donc sur la vie politique en Alsace. Il est dangereux que ce binôme concentre autant de pouvoirs en Alsace, alors que ses dirigeants n’ont, dans les faits, de comptes à rendre à personne. Et répétons-le : la séparation formelle entre les activités bancaires et médiatiques ne tient pas tant qu’EBRA reste une filiale à 100% du Crédit Mutuel et dépend de lui pour ses fins de mois.
La situation actuelle est démocratiquement intenable, et le Crédit Mutuel doit faire un choix crucial. D’un côté, il peut persister dans une logique financière visant à consolider l’information au sein du groupe EBRA, entraînant une uniformité idéologique qui devrait être clairement assumée comme celle d’un journal unique. D’un autre côté, il peut opter pour une approche solidaire en créant un fonds de dotation auquel le Crédit Mutuel céderait les DNA et L’Alsace, suivant l’exemple de Patrick Drahi pour Libération, avec un capital suffisant pour durer plusieurs années. Cela permettrait l’indépendance des rédactions, redonnant ainsi le pouvoir et l’initiative aux journalistes locaux, à l’abri des pressions politiques. Le nouveau Fonds de Révolution Environnementale et Solidaire, ou dividende sociétal, du Crédit Mutuel, qui représente chaque année 15% de son résultat, soit environ 500 millions d’euros, constituerait une source de financement idoine.
Il est également essentiel de promouvoir la concurrence des petits journaux tels que Rue89 et l’Ami Hebdo face à EBRA pour assurer le pluralisme éditorial en Alsace. Ces journaux locaux peinent à rivaliser avec les titres d’EBRA, financés par le Crédit Mutuel, en raison de leur dépendance aux bénéfices pour subsister.
L’uniformité idéologique du groupe EBRA étouffe la société civile en Alsace et entrave tout débat démocratique, constituant un authentique scandale. M. Théry, le banquier, n’a bien sûr de comptes à rendre qu’à ses sociétaires. Cependant, Nicolas, le philanthrope, devrait justifier ses choix à l’ensemble de la société.
Jacques Burrus, 22 janvier 2024 – visuel : site de L’Alsace
Originaire de Sélestat, diplômé de l’Ecole Polytechnique et de l’Université de Californie à Berkeley, Jacques Burrus réside au Chili depuis 2009 où il travaille dans l’industrie financière.