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27 mai 2020

Arièle Butaux

ET SI ON N’Y RETOURNAIT PAS ?

Au neuvième jour du confinement, dans le silence de Venise coupée du monde, j’écrivais ces mots : « Soyons des millions à prendre la liberté de rêver un autre monde. Nous avons devant nous des semaines, peut-être des mois pour réfléchir à ce qui compte vraiment, à ce qui nous rend heureux. »
Deux mois plus tard, le train furieux de nos vies d’avant, après un long arrêt en rase campagne, redémarre doucement. Nul ne sait où il va et lui non plus sans doute! Mais dans le grand silence des ces jours suspendus, chacun de nous a pu percevoir ce que le vacarme abrutissant du monde lui masquait : ses propres désirs, ses doutes, sa voix intérieure. Une voix qui, peut-être, lui dit aujourd’hui : je ne retournerai pas dans le monde d’avant. Je ne me laisserai plus enfermer dans une vie qui ne me convient pas, dans un métier qui ne me correspond pas. Je ne retournerai pas au bureau, je ne reprendrai pas le métro, je ne perdrai plus des heures précieuses de ma vie dans les embouteillages. Je ne laisserai plus grandir mes enfants sans avoir le temps de les regarder ni les écouter. Je ne travaillerai plus toute la semaine pour acheter le week-end des choses dont on m’a créé le besoin mais auxquelles je n’ai pas pensé depuis deux mois! Je continuerai à cuisiner, faire du pain. Je ne me laisserai plus voler ma vie comme le hamster dans la roue de sa cage. Je ne serai plus de « ceux qu’on engage, qu’on remercie, qu’on augmente, qu’on diminue, qu’on manipule, qu’on fouille, qu’on assomme, ceux dont on prend les empreintes »*

Démissionner, déménager, changer de vie, entreprendre une formation pour répondre à une vocation enfin entendue, oui c’est risqué ! Mais cette crise nous a appris que rien n’est jamais sûr ni acquis, que notre confort comme nos certitudes peuvent basculer en quelques heures. On le savait mais, cette fois, on l’a vécu. Alors, risqué pour risqué, pourquoi ne pas faire le choix qui risque de nous rendre heureux ?

Je vous écris d’une ville où, pour la première fois en deux mois et demi, j’ai cru entendre au loin un avion. Lorsqu’il en passait toutes les heures, on ne les remarquait même plus. Le silence, véritable luxe de ces semaines de confinement, risque de n’être bientôt plus qu’un souvenir. Grondements des moteurs de bateaux, musique abrutissante de certains magasins qui n’ont rien de mieux pour se faire remarquer… leur volume sonore, difficile à supporter après avoir goûté au calme absolu, dépendra de nous et de la place que nous accorderons à ceux qui les produisent. De notre capacité à ne plus laisser le bruit couvrir nos désirs enfin entendus. De notre résistance aux injonctions à consommer toujours plus et n’importe quoi, à nous déplacer frénétiquement plutôt qu’à voyager vraiment…

Des milliards d’individus dans le monde entier, traversant au même moment la même crise, livrés à une solitude propice à la réflexion et à l’introspection, c’est du jamais vu. Et une force de changement en laquelle il n’est pas déraisonnable d’espérer.

Nous avons en main deux armes de construction massive: une carte de crédit et une carte d’électeur !

Arièle Butaux
Venise, le 26 mai 2020

* Jacques Prévert